L’ANECDOTE

Pour les plus courageux que cela intéresse, voici un extrait du mémoire que j’ai formulé pour l’obtention du diplôme DUHIVIF à l’université de Nantes. Non pas que je veuille briller mais pour ceux qui veulent comprendre la force narrative de l’anecdote, ce texte démontre qu’une anecdote n’est justement pas anodine.

C’est pourquoi dans mon travail de biographe elle tient une grande place.

TENTATIVE D’UNE DÉFINITION DE L’ANECDOTE

Pour ce   chapitre je me suis attachée à définir au mieux ce qu’’est une anecdote afin de pouvoir déterminer les critères  de choix  retenus dans les extraits de vie des narrateurs avec qui j’’ai travaillé et que j’’ai tenté d’’appliquer à mon hypothèse à savoir, je le rappelle,  En quoi l’’anecdote permet de révéler un discours signifiant dans les récits de vie ?

1/ La nécessité d’une définition partagée

La définition même de l’’anecdote pourrait être le sujet d’’un essai tant il recouvre d’’aspects contradictoires et évolutifs que n’’a pas manqué d’’écrire Dany Hadjadj, et qui m’a aidé à éclaircir le fondement historique du terme. Ses recherches l’’ont amené à considérer quatre périodes  allant de 1680 à 1987

1 – Particularité historique secrète, définition utilisée jusqu’à la fin du XVIII siècle

2 – Petit fait curieux au début du XIX siècle

3 –  Récit bref d’’un petit fait curieux terme généralisé au cours du XIX et XX siècle

4 – Détail sans portée générale à partir de 1967

Cette liste  précise le glissement du terme anecdote d’’un fait inédit à un fait insignifiant, et montre que l’’anecdote porte en elle une double contrainte :
L’’anecdote est un fait historique  inscrit dans le temps tout en étant aussi une forme du discours employé pour raconter cet évènement. Le contenu et la forme se côtoient. C’est cette particularité  sémantique qui fait de l’’anecdote sa complexité.
Si l’’anecdote n’’a été que très peu étudiée, n’’ayant ni un caractère historique affirmé, ni une qualité littéraire esthétique reconnue, elle s’’insère malgré tout dans notre quotidien et dans nos discours. C’’est sans doute sa forme hybride qui donne une grande difficulté à la saisir.

Afin de pouvoir avancer dans mon raisonnement, je dois tout d’’abord apporter des critères distinctifs et  valables sur la forme de l’’anecdote. Un petit parcours autour des recherches menées dans ce sens  s’’impose, afin de dépasser les simples définitions admises au cours du temps et dans les différents dictionnaires. Mais outre la définition il me faudra rechercher les concepts qui attestent que l’’anecdote est une forme discursive narrative dont l’’énonciation et  l’’interprétation sont à étudier, comme tout récit, suivant des concepts précis .

2/ Des caractéristiques de l’’anecdote selon les conceptions allemandes

En Allemagne les études conceptuelles autour de l’’anecdote ont été plus poussées parce qu’’elles faisaient partie intégrante de la tradition orale très ancrée Outre Rhin. D’’après les recherches menées par Kopp, il apparaît trois étapes dans l’’utilisation de l’’anecdote :

  • L’’anecdote orale regroupant les témoignages, les mots d’’esprit et les récits populaires
  • L’’anecdote littéraire qui inclut l’’ensemble des écrits de transmission, mémoire,    chroniques, lettres, biographies. –
  • L’’anecdote poétique qui tend vers la nouvelle avec trois critères : caractère symbolique ou représentatif d’’un cas particulier, la pointe, l’’historicité.

 Doreder et Kleist iront encore plus loin dans la précision de la définition en affirmant  que l’’anecdote est un phénomène discursif, à distinguer de la nouvelle et de tout développement littéraire abusif ce qui ruinerait sa spécificité. Ils la caractérisent par trois spécificités: – une vraisemblance historique – Une focalisation sur une personne ou un évènement –  La mise en tension paradoxale et le résolument de celle-ci par la pointe –

Et au-delà de cette définition,  Schäfer précise qu’’en plus de ces éléments, la forme doit être brève et concise  et doit comporter trois temps : – Une introduction (occasio) – Une transition (provocation) – une pointe (dictum).

 Neuroter introduira quatre traits essentiels qui définissent l’anecdote :

  • La facticité, source de la réalité de l’’évènement.
  • La représentativité, qui révèle la caractéristique de l’’évènement ou de l’’homme,
  • La brièveté du récit,
  • L’’autonomie du récit.

« C’’est un petit évènement dégagé des circonstances de l’’histoire et dépourvu de conséquences. Il doit pouvoir être raconté pour lui-même. Il révèle l’’essence du caractère d’’un homme dans le face à face avec un élément du monde extérieur.»

Neuroter nous invite donc à considérer l’’anecdote à la fois comme matière historiographique et comme type narratif, sans faire la coupure entre les deux. Marie Pascale Huglo nous éclaire sur cette double fonction : « Entre l’’évènement anecdotique (l’’évènement isolé) et le récit de cet évènement, le passage est facile : l’’évènement isolé renvoie à une « narrabilité et le récit renvoie à la « possibilité de saisir l’’évènement en soi »

Après avoir démontré la complexité de la composition de  l’’anecdote et d’’en reconnaître l’’intérêt comme forme discursive unique et singulière, nous allons à présent démontrer que son énonciation est un discours dynamique.

3/ L’’anecdote,  « coupure d’’histoire ».

A partir des conceptions allemandes, Fineman (Joël Fineman The history of the anecdote : fiction and fiction in H Aram veeser edition)  introduira un lien entre texte et contexte qui donne à l’’anecdote une fonction dynamique ouverte. En somme c’est une réinterprétation permanente de l’’histoire. C’est pour lui « la chance d’’un évènement ».

« compte tenu de sa brièveté formelle sinon effective, comme un historème, c’est-à-dire comme la plus petite unité minimale du fait historiographique comment l’’anecdote, complexe à la fois littéraire et référentiel, possède cette force narrative particulière et décisive ouvrant sur l’’évènement »

4/ L’’anecdote, capitalisation d’’expériences signifiantes

Il m’’a été donné de lire de nombreux textes faisant référence à l’’anecdote comme ouverture sur l’’évènement,  l’’évènement devenant à son tour capitalisation d’’expériences ayant un sens dans l’’histoire de celui qui raconte et de celui qui lit ou écoute.

MT Ramos Gomes nous montre le rôle des anecdotes dans le roman autobiographique épistolaire du Chevalier Loaisel de Trégoate qui donne une unité de compréhension autour du malheur de son héros.

« Ainsi, elles (les anecdotes) contribuent à l’’identité de l’’oeuvre en tant que somme, –les fragments s’’agencent entre eux– et en tant que totalité, puisqu’’elles dégagent la structure signifiante d’’un ensemble »

 

Dans un tout autre genre, ce texte documentaire de Pierre Zutter Sur la capitalisation des expériences  grâce aux récits anecdotiques des paysans en pays andin montre la nécessité d’’introduire  le discours vécu des anecdotes dans les documents scientifiques, pour que se construisent une théorie des savoirs partagé des paysans.

 « Plus que « les faits » il s’’agissait alors de raconter l’’anecdote qui illustrerait le cheminement de la pensée de l’’auteur, confrontée à l’’action. Plutôt qu’’un fait en tant que tel, l’’anecdote peignait un moment d’’une intensité particulière et autour duquel il était possible de faire sa ronde de réflexions, sa récolte de connaissances. »

 Ces deux exemples montrent la force de narration de l’’anecdote qui démontre qu’’elle n’est pas simplement une petite histoire que l’’on raconte mais qu’’elle engage celui qui la livre et durablement. Elle est un récit et même si sa forme est brève, codée et mystifiée par de nombreuses manipulations affectives et temporelles, elle garde la force d’une narration.

 Toutefois, comme le souligne Pierre Bourdieu, tout récit de vie engage en premier lieu une théorie du récit. Il est donc issu d’une volonté d’’écriture par laquelle le vécu devient texte. C’’est donc une narration qui s’’articule autour d’un pensé et d’un impensé dans une codifiaction maîtrisée. On peut donc  se demander jusqu’à quel point et de quelle manière la structure narrative peut transformer le réel référentiel.
Ce qui va nous intéresser, c’’est l’’agencement du récit par le narrateur et comment la mise en intrigue de l’’anecdote est le fruit d’’une médiation sans cesse renouvellée entre l’’évènement et l’’histoire.
Dans sa définition de la mise en intrigue, on retrouve le même agencement de l’’histoire que donnait  Schäfer, qui consiste principalement dans l’’arrangement des évènements et des actions racontées qui font du récit une histoire complète et entière ayant un commencement, un milieu et une fin.

5/ La narrativité temporelle et affective

Si Paul Ricoeur dans son essai « Du texte à l’’action »  ne s’’intéresse pas plus particulièrement à l’’anecdote c’’est qu’’il globalise son étude à toute narrativité temporelle. Il est au-delà d’une définition de ce qu’’est une anecdote ou un récit ou une biographie parce qu’’il étudie le mécanisme de la temporalité dans la narrativité, l’’anecdote étant au même titre que n’’importe quel récit défini dans cette étude.Paul Ricoeur organise l’’action de raconter en trois temps. La mise en intrigue est donc  un acte de compréhension qui organise les ingrédients de l’’action humaine en histoire qui dans l’’expérience ordinaire restent hétérogènes et discordants et en fait un récit. L’’intrigue est donc l’’unité narrative  de base qui compose ces ingrédients hétérogènes dans une totalité intelligible.
Mais chaque « racontement » ancre à la fois la réalité dans la temporalité et de nouveaux ingrédients parce qu’’entre vivre et raconter il y a un écart si infime soit-il, qui vont faire évoluer le récit.  L’’anecdote se caractérisant par un instant temporel figé dans son oralité première, elle garde la véracité même si son évolution se fabrique jusqu’au point de saturation narrative où elle ne peut plus bouger sinon comme ingrédient indissociable s’’articulant dans une nouvelle temporalité.
A Paul Ricoeur (Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II. Editions du Seuil),de conclure : « A titre ultime, l’’histoire ne peut rompre tout à fait avec le récit parce qu’’elle ne peut rompre avec l’’action qui implique des agents, des buts, des circonstances, des interactions et des résultats voulus ou non voulus. Or l’’intrigue est l’’unité narrative de base qui compose ces ingrédients hétérogènes dans une totalité intelligible »


L’anecdote permet donc de se raconter de manière exemplaire, concise et singulière et relie le héros de l’anecdote à son expérience de vie, unique et originale. Elle traverse le temps et apporte le piment qui relève toute biographie parce qu’elle s’ancre de la réalité de l’expérience vécue.

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